Photography
La photographie n'est pas un viol, c'est une constatation. Ce n'est pas un attentat, c'est une évidence. Ce n'est pas un vol, c'est tout au plus un emprunt.

Je n'ai pas mis ces filles dans cette laverie, elles y étaient déjà. Je n'ai pas mis ce linge dans la machine à laver, elles l'avaient déjà fait. Je n'ai pas fixé le prix du séchage, ni sa durée, ni la qualité de la lessive, ni la dureté de l'eau du lavage, ni la variété de verre qui compose la vitrine, ni la blancheur des carreaux ni le bois du siège, qui est d'ailleurs en plastique.

Je ne connais pas ces personnes, je ne connais pas le propriétaire de la laverie, ni les clauses du contrat du bail commercial dont il bénéficie certainement. Je n'ai pas choisi la pose de ces femmes, je ne sais pas qu'elle discutent de leur amant commun, dont elles savent que chacune a sa part, et dont elles savent de concert qu'il n'est pas au courant, et qu'il déploie une ingéniosité particulière afin qu'elles ne sachent pas qu'il voit les deux filles.

Si j'étais arrivé le lendemain, c'est lui que j'aurais trouvé ici, en train de laver son propre linge, et les dessous que l'une d'elles laisse chez lui, par marque de confiance, et pour lui donner l'occasion d'avoir un peu peur qu'une autre fille les trouve, de sorte qu'il ne sort pas de chez lui sans les emporter, ce qui est paradoxal, car alors, toutes les chances existent qu'il se fasse remarquer avec, ce qui est le contraire du but désiré.

C'est par un fait non exprès que je marchais devant la vitrine, puisque le proche restaurant danois n'était pas propice, et que l'on n'emmène pas une Finnoise à Paris dans un restaurant danois. Pourquoi pas ? C'est une question de symmétrie, sans doute, car sans cela, il n'y a pas d'explication.

La photographie est un fait. Ce n'est pas un document. Laissez cela de côté. Vous n'apprendrez rien de cette image, pas même que le sol de la laverie a été nettoyé vers une heure du matin la veille, et qu'il sera nettoyé de nouveau ce soir vers une heure du matin, lorsque tous les occupants de la laverie, nocturne, seront partis, ni que le laveur vit dans une petite chambre au dernier étage de l'immeuble, prêtée par le propriétaire du fonds de commerce, qui n'est pas l'homme sans coeur que l'on se plaît à décrire.

La photographie ne se passe pas de mots.

Elle ne renseigne pas.

Dans chacune des pièces de ces toîts parisiens, des vies s'animent, s'éteignent, mais aucun éteigneur de réverbère ne vient à passer. La cheminée du centre a été ramonée l'année dernière, et cela faisait plus de quatre ans que cela n'avait pas été fait. Personne ne pouvait plus faire de feu dans l'immeuble, l'hiver, pour avoir l'impression de vivre en un temps heureux, où l'on pouvait avoir très froid partout dans la maison, attraper des engelures, être enrhumé sans cesse, se laver à l'eau froide, marcher sur des tommettes glacées, subir les courants d'air d'entre les fenêtres, porter une robe de chambre moletonnée, chausser des pantoufles, souffler dans ses mains pour les chauffer, sauf à quarante centimètres du feu, distance en dessous de laquelle la chaleur devient assez insupportable, et à laquelle il paraît que les cheveux vont prendre feu, s'ils ne fondent pas d'abord.

Vous ne saurez pas où regardent ces yeux, ni quel sentiment les anime, ni comment sourit cette bouche, ni la contraction des mains qui l'accompagne. Vous ne saurez pas où j'ai rencontré cette femme, ni comment je l'ai revue, ni la nature des liens qui nous unit, si tant est qu'il en soit.

Vous ne connaîtrez pas la nature de ces mailles ou leur origine ou la raison de leur présence, ni leur couleur originelle.

Mais regardez à peine, et vous saurez, vous saurez la beauté, et la tendresse, et la jalousie, et la liberté, et l'agacement, et l'admiration et le dénigrement.

Vous saurez votre peine et votre compassion empathique. Vous saurez votre propre bouillonnement, votre propre fluidité, votre propre rugosité, votre propre onctuosité.

Vous saurez que votre sang s'est figé, ou qu'il s'est transformé en syrop. Vous saurez votre indifférence, et vous souffrirez de votre haine.

Regardez à peine, et vous saurez, peut-être, votre plaisir.

Leikki, Paris, Novembre 1999

Le Thème a été composé par Théo et Laurent, le 15 décembre 1999, en compagnie de Leikki. Arth joue du saxophone.

28 dec 1999